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L’ami qui a dit, «continuez», en lui — sonne le verre. — Philippe Beck [1].

Au futur antérieur

Parmi la collection des numéros de Circuit, on trouvait jusqu’à maintenant quatre éditoriaux marquant l’arrivée d’un nouveau rédacteur en chef. Ceci est le cinquième. En relisant ceux de mes prédécesseurs [2], je suis frappé par l’actualité toujours vibrante de plusieurs angles ou enjeux évoqués. Par exemple, dès le tout premier numéro, Jean-Jacques Nattiez évoquait un éclatement de la «situation de la musique contemporaine» — voire une «confusion» — caractéristique de l’époque et selon lui inédite jusque-là dans l’histoire [3]. Vingt-six ans plus tard, on ne peut que constater que cette hétérogénéité est encore sujette à bien des discussions passionnées. Pourtant, comme le soulignait le même Nattiez dans le cadre d’une «rétrospection» à l’occasion du numéro soulignant les 20 ans de Circuit, le milieu musical a beaucoup changé depuis [4]. Peut-être la résolution de cette aporie se formule-t-elle ainsi: écrivant cela en 1990, Nattiez n’avait encore rien vu! D’ailleurs, dans le vol. 11, no 1, le comité de rédaction annonçait un changement du sous-titre de la revue afin de prendre en compte le passage au XXIe siècle, ce qui passa par un recours grammatical à la pluralité. C’est ainsi que de «revue nord-américaine de musique du XXe siècle», ce sous-titre est devenu «musiques contemporaines [5]». Voilà un vocable à la fois délimité et multiple, ciblé et inclusif. Mais le définir avec précision n’est pas tâche aisée. Du reste, dès ses premiers mots à titre de rédacteur en chef, en 2006, Jonathan Goldman posait sans détour la question: «sait-on de quoi on parle lorsqu’on dit: “musique contemporaine” [6] »? Jusqu’à quel point la définition de ce vocable doit être inclusive ou exclusive est, encore aujourd’hui, sujet à débat. D’ailleurs, lors de son entrée en poste, en 2000, Michel Duchesneau évoquait cette question parfois épineuse du fermé et de l’ouvert:

Il est arrivé qu’au cours de son existence la revue ait été associée à un cénacle. Certes, le monde de la création musicale au Québec n’est pas toujours aussi vaste qu’on le souhaiterait… Mais en la comparant à d’autres, il est d’une étonnante vivacité! Rappelons cependant que Jean-Jacques Nattiez n’hésitait pas à souligner que la revue aurait «ses préférences» mais qu’elle «n’exclurait personne». Il en est toujours de même et c’est une ligne de conduite que nous maintiendrons [7].

Moins souvent a été évoqué un autre extrait de cette introduction inaugurale de Nattiez, touchant à une autre «boîte de Pandore» rouverte régulièrement aujourd’hui encore: «Il y a désormais une spécificité de la musique québécoise [8]». L’affirmation n’est pas détaillée mais elle est nette et franche, et accompagne une certaine insistance sur la présence d’une francophonie en Amérique. Ici, le contexte historique mérite d’être rappelé: 1990 est l’année de l’échec de l’Accord du lac Meech [9], le Bloc québécois était sur le point d’être formé et le mouvement pour la souveraineté du Québec était en pleine ascension. Aujourd’hui, en 2016, le contexte est bien différent et la question de la spécificité identitaire semble moins retenir la génération montante. Quel que soit le verdict rendu sur l’existence ou non d’une musique «ontologiquement» québécoise [10], une autre question (encore plus) cruciale peut être posée: la musique faite ici s’impose-t-elle universellement au sein du patrimoine culturel mondial? Poser la question n’est peut-être pas y répondre, mais le faire révèle à tout le moins combien la dialectique du local et de l’international, ou du singulier et de l’universel, demeure un vaste chantier pour la musique québécoise et canadienne. Nous avons encore beaucoup de travail à faire collectivement, et Circuit est un espace de réflexion international aux multiples vases communicants qui, je le crois profondément, peut jouer un rôle positif à cet égard. Surtout à une époque où l’échiquier mondial est en reconfiguration profonde. Seulement du côté des communications, Internet et les médias sociaux constituent un énorme changement socioculturel depuis la création de Circuit. À ce titre, Jean Boivin, lors de son entrée en poste en 1999, évoquait déjà les «sérieux défis», pour une telle revue (et même pour «l’écrit tel qu’on le connaît»), de s’adapter aux transformations du monde contemporain [11]. Le tangible et le virtuel peuvent-ils travailler main dans la main? Avec ses suppléments Web, ses baladodiffusions [12] et sa présence sur les médias sociaux, Circuit en fait le pari.

Au présent de l’indicatif

Au regard de cette «rétroprojection», il apparaît qu’une publication comme Circuit peut — voire doit — à la fois rester fidèle à ses principes fondateurs (manifestement solides et féconds) et, toujours, faire preuve de porosité au monde afin de garder une actualité et une vitalité indispensables à sa raison d’être. En dépit de la nécessité d’un certain esprit de résistance dans la conjoncture actuelle, ce n’est donc pas une attitude agressive de repli et de défiance qui est de mise pour une telle revue, mais bien une attitude affirmative d’ouverture, de partage et de participation. Malgré sa dimension savante (inhérente à une partie essentielle de son rôle et de sa mission), Circuit est bel et bien une revue culturelle. Espérons qu’elle soit de plus en plus lue dans tous les champs des arts et des sciences humaines, à l’instar d’autres revues d’art québécoises comme Spirale, par exemple, ou autrefois la revue française Musique en jeu, une inspirante ancêtre de Circuit. Si la dialectique du local et de l’international dynamise Circuit, il en est de même de sa double identité de revue savante et culturelle [13]. La musique n’est pas seulement un art d’agrément; elle peut être une interlocutrice à part entière de tous les champs des arts, de la connaissance et de la pensée.

C’est justement un ancien rédacteur en chef de Circuit, Michel Duchesneau, qui, avec Annelies Fryberger, a dirigé la présente livraison. Son thème, la politique des commandes d’œuvres, est un sujet à la fois pragmatique et crucial, touchant directement, notamment, à la question de la valeur (dans le double sens du financement et de la reconnaissance) attribuée au travail des compositeurs. Les illustrations — des esquisses industrielles de Reynold Arnould —, proposées par les rédacteurs invités, résonnent bien avec la thématique du numéro. En effet, pour paraphraser Ossip Mandelstam, le compositeur n’est pas «un oiseau des cieux [14]»: il doit, comme n’importe quel travailleur, «composer» avec le réel. S’ajoute à ce dossier la rubrique Actualités. En plus de la chronique «Créé dans Le Vivier» et quelques Nouveautés en bref par Cléo Palacio-Quintin, on y trouvera deux textes supplémentaires (voire complémentaires). D’une part, un hommage du rédacteur en chef sortant, Jonathan Goldman, à Pierre Boulez. Cet hommage très documenté évite soigneusement l’hagiographie pour se concentrer énergiquement — dans un esprit bien boulézien — sur la présence des recherches en cours à propos du maître disparu. Et on trouvera, d’autre part, un pamphlet du compositeur Symon Henry — rédigé, lui, dans l’esprit du Printemps québécois [15], dans le cadre de la chronique «Entendu dans Cette ville étrange [16]» — contre l’institutionnalisation de la musique contemporaine.

En terminant, je tiens à rendre hommage au remarquable travail de Jonathan Goldman durant ses dix années en tant que rédacteur en chef. Son passage à Circuit a profondément marqué l’histoire de cette publication. Je salue également Nathalie Fernando, qui après quelques années de vaillants services a quitté le comité de rédaction [17]. C’est aussi l’occasion de souhaiter la bienvenue, parmi ce comité, à deux chercheurs qui se joignent à nous: Flavia Gervasi [18] et Robert Hasegawa [19]. Je remercie également le conseil d’administration de Circuit, ainsi que Solenn Hellégouarch qui en est la directrice administrative et secrétaire de rédaction (et qui sera, en compagnie de Serge Cardinal, rédactrice invitée pour le prochain numéro portant sur les musiques contemporaines et les images en mouvement). Enfin, je souhaite exprimer ma gratitude aux lecteurs de Circuit, sans qui la revue n’en serait pas à sa 26e année d’existence. Continuez à nous lire et nous faire «circuler» autour de vous! N’hésitez pas à nous contacter et interagir avec nous, que ce soit à l’adresse info@revuecircuit.ca ou sur nos pages Twitter et Facebook [20]. Les forums sont, par définition, des lieux collectifs de partage, de participation et de stimulation mutuelle. Circuit en est un! Notre impératif est beckettien: «il faut continuer [21]». D’autant plus que ses bases mêmes sont, aujourd’hui encore, particulièrement pertinentes, il faut continuer l’aventure de Circuit en l’améliorant sans cesse, en la faisant évoluer avec la création musicale et son environnement.

Notes
  • [1] Philippe Beck (1995), Garde-manche hypocrite, Paris, Fourbis. Ce vers est également cité en exergue du documentaire d’Alain Guillon Philippe Beck, un chant objectif aujourd’hui (2013).
  • [2] Jean-Jacques Nattiez (1990-1999), Jean Boivin (1999-2000), Michel Duchesneau (2000-2006) et Jonathan Goldman (2006-2016).
  • [3] «Au moment où nous abordons la dernière décennie du siècle et du millénaire, jamais la situation de la musique contemporaine n’a été plus éclatée, hétérogène, peut-être même confuse» (Jean-Jacques Nattiez [1990], «Éditorial», Circuit, vol. 1, no 1, p. 5).
  • [4] «[…] au bout d’une période aussi longue (le quart d’une vie, presque l’équivalent d’une génération), les considérations rétrospectives nous font réaliser combien nous avons changé, combien la musique a évolué, combien l’atmosphère esthétique et intellectuelle dans laquelle nous baignons actuellement est différente de celle que nous vivions à la fin des années 1980» (Jean-Jacques Nattiez [2010], «La fondation de Circuit et sa première décennie: un coup d’œil rétrospectif et autocritique», Circuit, vol. 1, no 1, p. 13).
  • [5] Voir la «Note aux lecteurs» (2000) dans Circuit, vol. 11, no 1, p. 7.
  • [6] Jonathan Goldman (2006), «Éditorial: de la musique, de la contemporanéité et du plaisir», Circuit, vol. 16, no 1, p. 5.
  • [7] Michel Duchesneau, «Éditorial» (2000), Circuit, vol. 11, no 2, p. 5. En effet, Nattiez affirmait cela dans son premier éditorial, ajoutant: «Nous n’aurons d’autre exigence que la qualité et l’authenticité de l’engagement» (Nattiez, 1990, p. 5). Cette «ligne de conduite», bien qu’ardue par moments dans son application, explique en partie, sans doute, la longévité de Circuit, exigeante envers les textes, mais qui n’est pas l’outil de promotion d’une esthétique en particulier parmi son champ. En témoigne, par exemple, la vaste et diversifiée liste de ses collaborateurs, consultable sur notre site Internet: www.revuecircuit.ca/auteurs/ (consulté le 22 avril 2016).
  • [8] Nattiez, 1990, p. 5.
  • [9] À ce sujet, voir: http://www.encyclopediecanadienne.ca/fr/article/accord-du-lac-meech (consulté le 22 avril 2016).
  • [10] Un texte emblématique à cet égard est «À propos… québécitude, musique et postmodernité» de Denys Bouliane, paru en 1993 dans le vol. 3, no 2 de Circuit, p. 69-79. Bouliane avait lu ce texte au moment de recevoir le prix Serge-Garant de la Fondation Émile-Nelligan au Centre canadien d’architecture de Montréal, le 4 décembre 1991.
  • [11] Jean Boivin (1999), «Avant-propos», Circuit, vol. 10, no 1, p. 5.
  • [12] Voir: http://www.revuecircuit.ca/web/ (consulté le 22 avril 2016).
  • [13] Ici, je voudrais évoquer brièvement le fait que je sois, au moment d’écrire ces lignes, non pas un musicologue professeur d’université à l’instar de mes prédécesseurs, mais plutôt un compositeur à la pige. Mon approche des dernières années s’est beaucoup appuyée sur la notion de recherche-création, de plus en plus importante dans les milieux artistiques et universitaires. Ce trait d’union entre «recherche» et «création» me semble tout à fait cohérent avec l’esprit de cette publication, où se croisent musicologues inventifs et compositeurs pensifs.
  • [14] Ossip Mandelstam ([1913]1990), «De l’interlocuteur», De la poésie, Paris, Gallimard, p. 58-68. Mandelstam utilise cette expression au sujet des poètes.
  • [15] Voir, par exemple: http://www.puq.ca/catalogue/livres/printemps-quebecois-2574.html (consulté le 22 avril 2016).
  • [16] Voir: http://www.cettevilleetrange.org (consulté le 22 avril 2016).
  • [17] Nathalie Fernando a notamment, parmi ses apports, dirigé en 2011 le vol. 21, no 2 (Musiciens sans frontières). Voir: http://www.revuecircuit.ca/collection/21_2/ (consulté le 22 avril 2016).
  • [18] Pour plus d’informations sur Flavia Gervasi, voir: http://www.musique.umontreal.ca/personnel/gervasi_f.html (consulté le 22 avril 2016).
  • [19] Pour plus d’informations sur Robert Hasegawa, voir: http://www.roberthasegawa.com (consulté le 22 avril 2016).
  • [20] Voir: https://twitter.com/revuecircuit et https://fr-ca.facebook.com/Revue-Circuit-musiques-contemporaines-124536580927622 (consultés le 22 avril 2016).
  • [21] Samuel Beckett (1953), L’innommable, Paris, Minuit.
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