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Résumé

Le Human Genome Project (hgp) a été initié par le Département états-unien de l’énergie et des instituts nationaux de la santé, et avait pour but de découvrir les 20 000 à 25 000 gènes humains, afin de les rendre accessibles à l’étude biologique. Par analogie, l’auteur présente le numéro comme un parcours dans les «gènes» de l’œuvre musicale contemporaine qui interroge ce qui se trouve à l’origine de l’œuvre et qu’on désigne habituellement par «l’idée musicale». Soulignant la provenance de ce terme chez Arnold Schoenberg, qui a fait un effort délibéré pour ressusciter le concept de «musikalische Gedanke» dans le discours sur la musique moderne, l’auteur avance que le caractère équivoque de ce concept — qui désigne à la fois une entité se situant avant et dans l’œuvre — le rend pratique en tant qu’outil heuristique malléable et informe dont se sert le compositeur pour désigner un objet qui n’a pas encore de fonction, c’est-à-dire, dont il ignore encore le statut ontologique aux stades initiaux de son cheminement.

Article

En octobre 1990, le Human Genome Project (hgp) a été conjointement initié par le Département de l’énergie et des instituts nationaux de la santé aux États-Unis. Achevé en 2003, ce projet avait pour but de découvrir les 20 000 à 25 000 gènes humains, afin de les rendre accessibles à l’étude biologique. Par analogie, ce numéro de Circuit vous propose un début de parcours dans les «gènes» de l’art musical contemporain. Il interrogera ce qui se trouve à l’origine de l’œuvre et qu’on désigne habituellement par «l’idée musicale».

Que sait-on au juste sur cette idée musicale? On sait par exemple qu’elle s’inscrit dans le temps; jusque-là, il y a unanimité. Une anecdote sur John Cage suggère même que pour ce compositeur américain, elle pouvait finalement se réduire à une durée. On raconte qu’après la création de Two4 (1991) pour violon et piano (ou sho), une œuvre d’une durée d’environ une demi-heure, tandis que Cage répondait à des questions du public, une femme lui demanda quelle était son idée de départ pour cette pièce et Cage répondit, après quelques moments d’hésitation: «Trente minutes.» [1]

La durée est certes déterminante dans la genèse d’une composition, mais elle est bien sûr loin d’épuiser le contenu de la préhistoire de l’œuvre: nul besoin de croire en un créateur-génie romantique, qui trouve l’étincelle de l’œuvre par une sorte de révélation, pour supposer néanmoins que l’œuvre a bel et bien un point de départ et que souvent il se retrouvera, bien sûr transformé, dans l’œuvre réalisée.

Est-ce à dire que l’«idée musicale» serait un concept récupérable par la musique contemporaine ou par une musicologie qui la prendrait pour objet d’étude? La question serait doublement mal posée: d’abord, la musicologie du répertoire «standard» ne ressent généralement pas le besoin de recourir à ce terme, se satisfaisant habituellement de «cellules», «motifs», «phrases» ou autres «périodes»: donc il ne saurait s’agir ici de transposer un terme d’usage musicologique courant à la musique toute récente; d’autre part, il se trouve que son emploi est déjà passablement fréquent chez le compositeur de musique contemporaine, chaque fois qu’il a à expliquer son œuvre au public: aussi, nul besoin de «récupérer» ce qui a déjà un usage repéré. L’«idée musicale» fait désormais partie intégrante de nos mœurs, ou du moins du discours du musicien contemporain. Il s’agit donc moins de plaider pour le concept de l’«idée musicale» que d’étudier l’usage qu’en fait déjà la musique contemporaine. L’omniprésence de l’«idée» dans le discours du musicien contemporain m’a été rappelée récemment lorsque je rédigeais une note de programme du compositeur mexicain Javier Torres Maldonado (1968) pour un concert du Nouvel Ensemble Moderne à Montréal en novembre 2006. Le compositeur observait alors que:

Parfois la naissance d’une idée musicale n’est pas seulement affaire technique, mais peut aussi être influencée par des images extramusicales; celles-ci ont souvent un fort impact sur la façon dont on traite le matériau musical et, bien sûr, l’imagination du compositeur.

Que le point de départ d’une œuvre soit une idée, et que cette idée soit parfois «extramusicale» est d’une telle évidence qu’il est inutile sans doute de le rappeler. Néanmoins, ce petit exemple nous rappelle la centralité de l’«idée», ce terme mitoyen entre un propos technique et une notion heuristique floue dans le discour des compositeurs sur leur travail. Comprendre la ou les acceptions de ce terme pourrait donc nous éclairer sur le métier du compositeur. Tel est, du moins, l’enjeu du présent numéro.

Si l’«idée» fait toujours partie de l’arsenal rhétorique du compositeur, on le doit essentiellement à l’héritage schoenbergien. Schoenberg, en insistant sur ce mot, était conscient de thématiser un concept sous-exploité: au début de son article, «New Music, Outmoded Music, Style and Idea» (1946), il constate à propos de son titre que «de ces quatre concepts, les trois premiers ont fait une belle carrière dans les vingt-cinq dernières années; on s’est beaucoup moins préoccupé du quatrième, l’idée» (1975, p. 113; trad. fr., p. 93). Schoenberg a réussi à ressusciter le concept de «musikalische Gedanke», consacrant des années de recherche à ce qui lui est le plus important dans une œuvre d’art: l’idée. [2] Si chez Schoenberg, «c’est la totalité d’un morceau qui constitue une idée, l’idée que son auteur veut faire venir au jour» (Schoenberg, 1946, dans 1975, trad. fr., p. 101), la Gedanke devient si importante qu’elle se confond en dernière analyse avec l’œuvre elle-même. Pour Schoenberg, le métier de compositeur consiste à «relier ensemble des idées à travers la variation en développement [developing variation], montrant ainsi les conséquences dérivées de l’idée originelle et restant donc dans les confins de la pensée humaine et ses exigences de logique» (Dunsby, 2002, p. 912; notre traduction), une exigence de logique qui est restée partie intégrante de la tradition de l’avant-garde. L’emploi que fait Schoenberg de l’idée musicale sera évoqué dans ce numéro au cours de l’article consacré à l’idée musicale chez Wittgenstein par Antonia Soulez, la spécialiste du philosophe autrichien. Sa contribution traitera la notion d’«idée musicale» du point de vue de ses origines philosophiques.

Chez Schoenberg, on le sait, l’idée revêt un aspect ineffable, elle devient un objet mystique: le compositeur la reçoit comme un don du «Commandant suprême», et sa définition est teinte d’une théosophie swedenborgienne dont souvent on ne sait que faire. C’est peut-être cet héritage mystique qui explique le caractère flou ou indéfinissable de la notion d’«idée musicale» telle que nous en avons hérité. Cette faiblesse est aussi peut-être sa force; la qualité essentiellement vague de l’«idée musicale» pourrait aussi être la clef de sa longévité: son caractère équivoque la rend pratique en tant qu’outil heuristique malléable et informe dont se sert le compositeur pour désigner un objet qui n’a pas encore de fonction, c’est-à-dire dont il ignore encore le statut ontologique aux stades initiaux de son cheminement. C’est la diversité de sens et de fonctions que les compositeurs contemporains attribuent à l’«idée» musicale que nous voulions montrer dans la rubrique «Enquête» de ce numéro. À l’instar de cette autre enquête que j’avais entreprise avec Nicolas Donin dans le vol. 15, n° 3 de Circuit (Souvenirs de Darmstadt) en envoyant un questionnaire à une dizaine de compositeurs anciens participants aux cours d’été de Darmstadt, afin d’alimenter une histoire rigoureusement non officielle de ce lieu, l’enquête du présent numéro prend elle aussi la forme d’un questionnaire. Nous avons demandé à une dizaine de compositeurs de nous envoyer leurs «idées musicales» (sans préciser si ce devait être un dessin, un exemple musical, une esquisse, une entrée de journal, etc.) accompagnées d’un court texte explicatif. La diversité des réponses que nous avons reçues (de Brian Current, Chris Paul Harman, Petar Klanac, Mauro Lanza, Jean-François Laporte, Philippe Leroux, Bruno Mantovani, Johannes Maria Staud et Klas Torstensson) témoigne de la capacité de l’idée musicale à recouvrir un vaste espace sémantique.

Or, un des aspects équivoques de l’idée musicale tient aux deux temporalités distinctes dans lesquelles elle réside. Cet aspect a été explicitement théorisé par François Delalande, et c’est la raison pour laquelle nous avons décidé de donner une plus grande diffusion à son article «Éléments d’analyse de la stratégie de composition» (1988), en l’incluant en traduction anglaise dans le présent numéro. Comme l’observe Delalande, selon une de ses acceptions, l’idée musicale précède l’œuvre: elle en est le point de départ. Mais dans un autre sens, tout aussi courant, elle réside dans l’œuvre, comme germe à l’œuvre à l’intérieur d’elle-même, dont l’œuvre est dans une certaine mesure déduite (selon le degré de rigueur du compositeur, son niveau de rattachement à ce que Boulez nomme des «accidents», et son dévouement ou non à une conception du développement motivique hérité du romantisme). Dans ce second sens, elle est donc synchrone avec l’œuvre. Rares sont les auteurs qui distinguent entre les deux temporalités de l’idée, et ceci à soi seul justifierait l’inclusion du texte de Delalande dans ce numéro. Delalande adopte une démarche empirique, et définit son lexique selon le sens — volontairement pragmatique, heuristique et provisoire — que ses compositeurs-sujets leur attribuent. Par exemple, pour le compositeur Daniel Teruggi, une idée musicale est «une singularité sonore qu’[il] est capable d’entendre intérieurement, dont il se fait une représentation mentale» (p. 13). Mais au-delà de cela, dès qu’il est question d’idée, nous avons affaire à la psychologie. En étudiant le projet «Germinal» mené au grm, Delalande traite la question de l’idée musicale du point de vue de l’atelier du compositeur, mais dans une optique à certains égards expérimentale, touchant aussi la psychologie cognitive.

Pierre Boulez a sans doute pris le relais de Schoenberg en accordant une grande place à l’idée dans sa conception de l’œuvre. Nul ne peut douter qu’un lien étroit relie le «Style et l’idée» de Schoenberg au «Système et l’idée» (1986) de Boulez (dans Boulez, 2005, p. 339-420), ce qui montre, malgré d’importantes (et souvent commentées) divergences, que pour tous deux, l’idée est à l’origine de l’œuvre. En effet, Boulez, ce défenseur de «la responsabilité de tout élément par rapport à un autre dans un système cohérent» (2005, p. 89), témoigne dans son œuvre d’une approche passablement schoenbergienne du développement du matériau à partir de l’idée. Par ailleurs, en sachant tirer toutes les conséquences d’une idée minime (le sogetto cavato «Sacher» par exemple), Boulez fait preuve d’une rigueur et d’une imagination qui valent la peine d’être examinées de près. Ce sera au compositeur Antoine Bonnet de tracer le passage chez Boulez d’une idée à sa réalisation. Il s’agit d’une des Notations pour piano de Boulez — tout juste 12 mesures de musique composées par un compositeur à peine sorti de l’adolescence — qu’il reprend quelque 30 ans plus tard pour en faire une œuvre d’envergure pour effectifs quasi berlioziens, et dont le rapport entre la réalisation et l’idée de départ est tout sauf évident. La contribution de Bonnet sondera donc la notion d’«idée» d’un point de vue proprement analytique.

Enfin, dans un entretien récent avec Abigail Heathcote, Helmut Lachenmann, peut-être le compositeur le plus «pensif» (pour emprunter ce terme à François Nicolas) de sa génération, décrit quelques-unes de ses propres idées directrices, telle «la musique concrète instrumentale» ou «composer veut dire construire un instrument». Tandis que nous avons déjà publié deux essais d’envergure de Lachenmann dans des numéros précédents («Hearing [Hören] is Defenseless — Without Listening [Hören]» dans le vol. 13, no 2, et «Composer dans l’ombre de Darmstadt» dans le vol. 15, no 3), l’entendre expliquer son langage dans le cadre d’un entretien oral jette une nouvelle lumière sur cet éternel mal compris.

Se servir de l’idée musicale comme fil conducteur nous permet finalement d’étudier la façon dont le compositeur, pratiquement parlant, fabrique sa musique: les concepts dont il se sert, les notes qu’il prend et conserve, les activités cognitives de longue durée auxquelles il se livre. C’est ainsi que ce numéro constitue en quelque sorte un prélude au vol. 18, no 1, à paraître début 2008, qui étudiera l’atelier du compositeur en posant la question: «La composition musicale, un artisanat?», et qui sera dirigé conjointement par le musicologue Nicolas Donin (Ircam), membre de notre comité de rédaction, et l’ergonome Jacques Theureau (cnrs/Ircam). Leur démarche abordera également des aspects génétiques: le passage de l’impulsion initiale — enregistrée partiellement dans les esquisses — à la réalisation sonore ou la partition et rendra compte des traces laissées par les supports technologiques de l’écriture musicale; c’est un sujet qui préoccupe considérablement les musicologues qui se penchent sur la musique du xxe siècle, comme en témoigne parmi d’autres l’ouvrage de Danuser et Katzenberger (1993).

La rubrique «Actualités» sera consacrée cette fois-ci à deux comptes rendus de livres: Sean Ferguson recensera la récente traduction des écrits de Tristan Murail en anglais, et Claudio Ambrosini résumera un recueil d’articles parus en italien et ensuite en français, dédié au compositeur récemment disparu, Fausto Romitelli. Enfin, j’ai le plaisir d’annoncer la première livraison de la nouvelle rubrique «Cahier d’analyse» consacrée à des analyses d’œuvres de compositeurs canadiens contemporains. Le compositeur Jean Lesage, nouveau membre de notre comité de rédaction, dirigera cette rubrique qui constitue un ajout plus que souhaitable pour l’une des seules revues de musique contemporaine du Canada: car se tourner vers les grandes réalisations de notre pays, et ce de façon rigoureuse et guère entravée par les contraintes du journalisme généraliste, fait partie, depuis le tout premier volume, de notre mandat. Dans ce numéro, Maxime McKinley étudie le troisième des Berliner Momente (1992-1993) de Walter Boudreau en s’appuyant sur des esquisses, des entretiens avec le compositeur, et surtout un examen détaillé de la partition, avec d’amples exemples musicaux. Son étude révèle une œuvre irrévérencieuse, plus grande que nature, iconoclaste et multiforme: une œuvre, donc, à l’image de son créateur. Dans le numéro prochain, James Galaty se penchera sur Hommage à Vasarely (1977) de John Rea.

Pour conclure, s’intéresser à l’«idée» n’est pas sans faire penser à cette scène d’Annie Hall (1977) de Woody Allen dans laquelle une fête se déroule dans une maison à Beverly Hills, peuplée du monde du cinéma. La caméra capte une bribe de conversation d’un producteur hollywoodien qui dit à son interlocuteur, à propos de son plus récent projet de film: «Pour l’instant, c’est seulement une notion, mais je pense que je pourrai trouver l’argent pour en faire un concept… et éventuellement la transformer en idée.» [3] Avec sa boutade, Woody Allen révèle le paradoxe de toute création: plus tard toute l’architecture d’une œuvre dépend en fin de compte d’un acte de l’esprit en grande mesure flou et insaisissable, que l’on peut désigner par des mots comme «concept», «notion» ou «idée», sans pour autant pouvoir le circonscrire davantage. Une fois l’idée concrétisée, on peut poser et éventuellement répondre à des questions d’ordre technique ou matériel; avant l’existence de l’idée, ces questions ne sont pas encore susceptibles d’être posées. Selon Busoni, toute composition est transcription dans la mesure où elle traduit en notation une image mentale. C’est vers ce moment initiateur de la composition, celui de la transcription de l’idée, que nous nous tournons dans ce numéro.

Montréal, 15 décembre 2006

Bibliographie

Belkin, Alan (1975), «Musical ideas», http://www.musique.umontreal.ca/personnel/Belkin/M.ID/M.ID.htm.

Boulez, Pierre (2005), Leçons de musique, Jean-Jacques Nattiez (dir.), introductions de Jean-Jacques Nattiez, Michel Foucault et Jonathan Goldman, Paris, Christian Bourgois éditeur.

Covach, John R. (1992), «Schoenberg and the Occult: Some Reflections on the ‘Musical Idea’», Theory and Practice, no 17, p. 103-118.

Danuser, Hermann et Katzenberger, Günter (1993), Vom Einfall zum Kunstwerk. Der Kompositionsprozess in der Musik des 20. Jahrhunderts, Laaber, Laaber Verlag.

Dineen, Murray (1999), Compte rendu de The Musical Idea and the Logic, Technique, and Art of Its Presentation d’Arnold Scheonberg, P. Carpenter and S. Neff (dir.), Current Musicology, no 66, p. 125-134.

Dunsby, Jonathan (2002), «Thematic and Motivic Analysis», The Cambridge History of Western Music Theory, Thomas Christensen (dir.), Cambridge, Cambridge University Press, p. 907-926.

Schoenberg, Arnold (1975), Style and Idea, Selected Writings of Arnold Schoenberg, Leonard Stein (dir.), Londres, Faber and Faber; trad. fr., Le Style et l’idée, Buchet/Chastel, 1977; rééd., 2002.

Schoenberg, Arnold (1995), The Musical Idea, and the Logic, Technique, and Art of its Presentation, Patricia Carpenter et Severine Neff (dir.), New York, Columbia University Press.

Taylor, Clifford (1990), Musical Idea and the Design Aesthetic in Contemporary Music, Lewiston-Queenston-Lampeter, Edwin Mellen Press.

Notes
  • [1] Cette anecdote m’a été relatée par le compositeur Andrew Culver, qui fut l’assistant de Cage dans les années 1980.
  • [2] Ce qui a abouti à plusieurs essais, ainsi que 12 manuscrits inachevés qui ont été reconstitués, traduits et publiés seulement en 1995.
  • [3] «Right now it’s only a notion, but I think I can get money to make it into a concept … and later turn it into an idea.» http://www.script-o-rama.com/movie_scripts/a/annie-hall-script-screenplay-woody.html.
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