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Forces et rythmes de l’industrie: l’ode à l’automation de Reynold Arnould (1959)

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France, 1959. Le Général de Gaulle reprend le pouvoir. La décolonisation s’accélère avec les indépendances des possessions d’Afrique noire et, bientôt, de l’Algérie. La métropole se modernise sous la tutelle de l’État planificateur, qui soutient les grandes firmes françaises, privées et publiques. André Malraux innove le tout nouveau ministère de la Culture, qui entend, sous ce registre aussi, affirmer la grandeur de la France.

Reynold Arnould (1919-1980) a 40 ans. C’est un des jeunes espoirs de la peinture française, mais, aussi, le dynamique conservateur des musées du Havre. Il est notamment chargé de la reconstruction du Musée des beaux-arts, détruit par les bombardements de 1944, lequel possède une importante collection de peinture moderne. La direction des Musées de France entend installer dans la «Porte océane», par où arrivent encore les Américains en paquebot, une vitrine de l’art moderne. Ce musée, à la conception duquel Arnould a collaboré avec les architectes, est inauguré en 1961 par André Malraux, qui y installe la première de ses «Maisons de la culture» sous la direction de Reynold Arnould.

Malraux avait rencontré Arnould le 16 octobre 1959, lorsque, tout récent ministre, il était allé inaugurer l’exposition Forces et rythmes de l’industrie au Musée des arts décoratifs, dans le palais du Louvre à Paris. Arnould travaillait depuis quatre ans à ce grand projet, pour lequel il avait obtenu le soutien de douze grandes firmes publiques et privées. Grâce à ce financement, il avait réalisé un véritable tour de France de la modernité industrielle. Il s’était fait expliquer le fonctionnement des installations, avait dessiné les machines et les usines sur le motif, mais s’était aussi inspiré de photographies industrielles. Partant de dessins très figuratifs, il avait ensuite transfiguré les motifs machiniques dans des toiles que l’on peut croire abstraites.

La peinture industrielle d’Arnould n’est pas œuvre de commande. C’est lui qui, passionné par l’industrie et ses produits, dont il est convaincu que le peintre doit se saisir, est allé solliciter les entreprises. Mais l’opération n’aurait pu réussir si elle n’avait pas rencontré l’intérêt réciproque des grandes entreprises françaises qui, à cette époque, pratiquent un mécénat artistique tourné vers la modernité. Les entreprises qui soutiennent Arnould font, pour la plupart, partie du réseau de la revue Esthétique industrielle, organe du mouvement français du «design», qui entend œuvrer pour l’amélioration esthétique non seulement des produits de l’industrie, mais aussi des usines elles-mêmes. Pour ces industriels culturellement et socialement «progressistes», la beauté n’est pas un luxe dans les usines: c’est une des conditions d’un travail efficace. En témoignant de l’expérience esthétique de l’usine, Arnould contribuerait donc, au jugement de ces industriels, à l’humaniser, à en montrer la portée culturelle, et pas seulement technique et économique.

Les quelques dessins présentés ici illustrent cette démarche. Réalisés à grands traits ils constituent la première phase du travail du peintre. Suivront des gouaches, comme «Radar» qui figure sur la couverture, puis des huiles, dans un mouvement de montée vers l’abstraction. Les dessins eux-mêmes sont au crayon ou, plus souvent, au feutre, instrument alors tout nouveau qu’Arnould avait vraisemblablement ramené des États-Unis, où il avait séjourné en 1951-1952 comme professeur d’art dans l’université baptiste Baylor de Waco au Texas. Sur ces dessins, il a souvent noté le motif: pelle (éléments d’une pelle mécanique), réseau (électrique), plastiques (tour de production de), palan électrique, conduite forcée (de barrage); et parfois l’entreprise: la Compagnie Électro-mécanique, EDF, Saint-Gobain… Nulle volonté là de promouvoir des marques (lors de l’exposition, les œuvres n’étaient pas classées par entreprise): il s’agit de conserver la désignation du motif dans un souci de réalisme que le travail d’abstraction ne doit pas corrompre.

Arnould travaillait parfois d’après des photographies industrielles, parfois sur le vif. Il est difficile de faire le départ entre les deux types de croquis. Le petit florilège ici présenté témoigne de la variété de son expression. Certains dessins sont très réalistes et portent véritablement témoignage de l’organisation industrielle de l’époque, comme le croquis au crayon représentant la chaîne de fabrication de téléviseurs Philips à Chartres ou, comme un détail du précédent, celui figurant un ouvrier de la chaine, tournevis en main. D’autres sont déjà très abstraits, comme le dessin de la «conduite forcée» du barrage EDF de Serre-Ponçon dans les Alpes, alors encore en travaux, ou celui du «réseau électrique», également d’EDF. Parfois, Arnould note des indications de couleur, mais aussi des précisions techniques: «ceci tourne», sur le dessin représentant le concasseur d’anodes de carbone de l’usine Pechiney à Saint-Jean-de-Maurienne (industrie de l’aluminium).

Arnould n’entend pas représenter principalement le labeur des hommes, qu’on aperçoit pourtant dans «Chargement benne», ni l’usine comme motif paysager, qui figure avec les torchères des puits de pétrole de Parentis, à côté de Bordeaux. Il s’agit de montrer le processus productif lui-même, combinaison d’hommes, de machines et de matières. Forces et rythmes de l’industrie: l’usine est énergie, transmutation de la matière. Elle est rythme aussi, «concerto de tuyauterie», pour citer Alain Resnais qui, à la même époque qu’Arnould, a représenté cinématographiquement le même type d’usines qu’Arnould dans le Chant du styrène, documentaire à la gloire de l’industrie des matières plastiques, réalisé en 1958 avec un texte en vers de Raymond Queneau et une musique de Pierre Barbaud. [2]

— Gwenaële Rot et François Vatin

Notes
  • [1] Voir, pour un plus ample exposé, Gwenaële Rot et François Vatin (2015), «Reynold Arnould: un peintre à l’usine. Esthétique industrielle et mécénat d’entreprises dans la France de la Reconstruction», Artefact, no 2, p. 201-227; «Peindre l’usine, peindre pour l’usine: Reynold Arnould (1955-1972)», Figures de l’art, no 32 (à paraître).
  • [2] Sur la place de cette musique de film dans l’œuvre de Pierre Barbaud, voir Nicolas Viel (2009), «Pierre Barbaud et le cinéma: question de méthode», 1895: Mille huit cent quatre-vingt-quinze, no 58 p. 110-127. Disponible en ligne: http://1895.revues.org/3965 (consulté le 12 mai 2016).
Illustrations
  • Reynold Arnould, Radar, 1957-1958. Gouache, 10 x 10 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Réseau Gaz (Gaz de France), 1957-1958. Aquarelle, 31 x 23, 5 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Ouvrier au tournevis (Philips, usine de Chartres), 1957-1958. Dessin au crayon, 17 x 20,5 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Palan électrique (Fenwick), 1957-1958. Dessin au feutre, 40 x 27,2 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Conduite forcée (barrage de Serre-Ponçon, Électricité de France), 1957-1958. Dessin au feutre, 22,1 x 27,5 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Pelle (éléments électromécaniques), 1957-1958. Dessin au feutre, 40 x 27 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Torchères, extraction pétrolière (Esso, Parentis), 1957-1958. Dessin au feutre, 20 x 27 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Fabrication des anodes, concassage pâte (Péchiney, usine de Saint-Jean de Maurienne), 1957-1958. Dessin au feutre, 37,3 x 26,9 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Fabrication de bouteilles (Saint-Gobain, usine de Vauxrot), 1957-1958. Dessin au feutre, 24,2 x 31,2 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Ouvriers au travail: chaîne de fabrication de téléviseurs (Philips, usine de Chartres), 1957-1958. Dessin au crayon, 26,5 x 57,2 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Réseau EDF, 225 kw (Électricité de France), 1957-1958. Dessin au feutre, 30 x 20 cm. Droits réservés.
  • Reynold Arnould, Chargement de bennes, 1957-1958. Dessin au crayon, 21 x 24 cm. Droits réservés.